La disparition de Samir Amin

Je ressens la disparition de Samir Amin survenue cet après-midi du 12 aout 2018 comme celle d’un proche que je savais fortement présent en termes de liens humains, de dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles, une proximité constante sur les événements courants, et sur les questions de fonds. Même lorsqu’il se trouvait à l’autre bout du monde, il n’était pas loin, en réflexion permanente et en même temps en action, très occupé dans plusieurs projets en cours mais toujours réactif. Samir Amin socialiste intégral, sans concession, marxiste radical jusqu’au bout, a habitué nombre de concernés par ses écrits à être ce décrypteur des réalités qui ne s’arrêtait jamais de vouloir capter le sens des choses dans un monde où rien n’est immuable et à s’engager pleinement en conséquence. Aussi son décès ne pouvait qu’affecter profondément une grande partie de militants et d’universitaires de ma génération. Je ne rencontrais plus l’ami qui vient de s’en aller aussi souvent qu’au cours des années 80 et 90, quand, lors de ses déplacements entre Paris et Dakar, et plus tard le Caire, il lui arrivait de participer aux séminaires, colloques et même aux jurys de thèses des universités marocaines, en particulier celles de Rabat et de Casablanca. L’ambiance intellectuelle n’est plus la même depuis, et la diffusion de ses idées, son influence, la nature et l’étendue de ses réseaux de connaissances, d’amitié de compagnonnage ont changé par rapport à une période ancienne. Nous eûmes notre ultime discussion directe et prolongée en 2014 à l’occasion de la dernière Assemblée Générale du CODESRIA à l’occasion d’une session sur« le futur de l’Afrique » : « c’était très bon, n’est-ce pas ? »avait-il lancé à la fin de cette rencontre, apparemment satisfait des trois excellentes communications qui venaient d’être présentées et du débat qui a suivi. J’étais pleinement d’accord. Nous commentâmes longuement, au de-là de la pause café les différentes interventions. Je l’ai revu presque subrepticement, de loin pour juste le temps de rapides saluts au cours des derniers Fora Sociaux Mondiaux auxquels il avait participé (Dakar/2011, Tunis I/2013, Tunis II/2015). Membre du secrétariat de celui-ci, j’eus l’impression qu’il y passait les dernières fois comme en coup de vent. Au cours de cette période aussi on ne pouvait que s’intéresser à son appel à la construction d’une 5iéme Internationale, au « sommet des peuples » auquel il a travaillé du temps de Chavez, et notamment aussi à sa contribution à la reconstruction du parti communiste égyptien… J’étais tout de même interpellé par la virulence de sa défense du retournement de situation en Egypte après le printemps arabe, son appréciation négative de celui-ci, sa lecture critique du passage aux affaires des islamistes, et sa lutte inlassable contre l’obscurantisme, laquelle d’ailleurs ne date pas d’hier et a toujours été dûment documentée par lui. Ma disponibilité aux idées de Samir Amin n’était pas due au hasard. Je militais dans un courant politique de gauche qui faisait de son profil politique, idéologique et de son œuvre une source centrale d’inspiration. Dans la vie partisane de gauche du pays, comme en de nombreux autres endroits du monde, depuis les gauches radicales jusqu’à celles institutionnelles, aux divers courants altermondialistes, en passant par ces gauches inclassables, on n’hésitait pas à y renvoyer à s’en réclamer, à s’y référer, alors même que beaucoup d’entre eux ne partageaient son antisoviétisme foncier, son maoïsme enthousiaste et réfléchi, sa défense inébranlable des Khmers rouges, son altermondialisme… Lorsque j’ai intégré la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’Université Mohammed V de Rabat comme enseignant, en cette première moitié des années 70, en tant que jeune assistant, j’avais tout de suite pris acte du fait que le renvoi permanent par mes collègues aux idées, textes, titres d’œuvres lues ou simplement feuilletées de Samir Amin, était le must de tout économiste qui se respectait. En ce temps là, on ne pouvait être notamment économiste sans s’appuyer sur ses écrits et sans s’inspirer de sa vision sur l’actualité vécue partout dans le monde. Ses écrits débordaient la science économique pure et dure et concernaient l’ensemble des sciences sociales. Ma première rencontre avec lui eut lieu à l’occasion d’un grand colloque organisé dans l’établissement universitaire où je travaillais sur le thème de la transition. Il s’agissait de répondre à la question une fois encore de comment se développer, en déconstruisant et construisant toutes les transitions plausibles (épistémologique, historique, sociologique, économique, écologique, du passage au socialisme, au développement…), et non encore au sens où on l’utilise le plus souvent aujourd’hui, « la transition » dite « démocratique ». J’avais présenté alors un papier sur « l’idée socialiste chez les économistes marocains ». Il sembla l’apprécier et cela nous rapprocha depuis cette date. Au début des années 80 je faisais partie d’un groupe de chercheurs, affirmés ou apprentis, qui avait lancé « Abhath », une revue marocaine des sciences sociales. Un des titres de fierté de cette publication est qu’elle fut alimentée par de nombreux articles de Samir Amin sur de nombreuses livraisons. Tantôt il revenait d’un pays d’Asie, tantôt il revenait de quelques recoins de l’Afrique ou de l’Amérique latine où venait de s’affirmer une espérance, avec succès ou échec. Nombreuses furent les déceptions, mais l’espoir n‘a jamais failli.Au cours de cette période, il y eut peu de fois où il fit escale dans le pays sans que je n’aie eu l’occasion de le rencontrer et de vivre une séquence politique sur ce qui se passait dans le monde, le tout toujours avec lui dans un contexte de fête intellectuelle intense et continue. Lors de nos rencontres il rapportait de ses séjours dans des pays emblématiques à l’époque comme la Chine, l’Inde, le Kampuchéa, les contrées de l’Amérique latine, des récits de séjours, de rencontres politiques, de discussions avec des dirigeants ou des intellectuels des impressions et des jugements sur les politiques économiques et sociales suivies. Les témoignages qu’il rapportait de ses échanges avec les dirigeants chinois, sur l’immédiat après-maoïsme, du cœur même du tiers-mondisme indien, du Kampuchéa…sonnent encore dans mes oreilles. Je connaissais directement l’homme, l’intellectuel, le politique, aussi je n’éprouvais aucun besoin de m’informer sur sa personne, sa vie, son parcours. Avec lui cependant le contact intellectuel est tellement fort, si prégnant, que l’on n’éprouve nul besoin de glaner des informations sur son parcours individuel. Ce qu’il disait constamment constituait une analyse permanente des moments successifs vécus par la vaste arène de la mondialisation si passionnant qu’il se suffisait à lui-même. La culture de gauche de l’époque ne favorisait pas les épanchements intersubjectifs ni les violations des territoires personnels. Plus que des idées, des thèses, des concepts, des regards, Samir Amin était à lui seul une façon d’être, un univers, une ambiance. Les éléments de sa biographie ne manquaient pas déjà de s’accumuler et de m’informer sur son parcours et son profil au-delà de nos échanges. Ils sont largement connus maintenant : naissance dans un couple de mère française, de père égyptien, études à Paris de 1947 à 1957, en science politique et en économie, travail à l’Institut du Management économique en Egypte, affiliation au Parti Communiste français au cours de ses études en France, implication dans la fondation du Parti Communiste égyptien, etc. Lors d’un séjour marocain, Samir Amin m’avait offert « Un homme à part » de Gilles Perrault. J’en fis un compte rendu publié dans la revue AL Assas. C’est tardivement que je pris conscience de l’expérience communiste de Samir. C’est lors de nos discussions autour du livre que je pris réellement conscience de l’ampleur de l’engagement politique de Samir Amin, et de la liaison puissante qu’il opérait entre théorie et pratique. Il pilota nombre de grands projets de recherche, dirigea des instituts, fut directeur du Forum du Tiers Monde. Je fus souvent invité par lui dans nombre de colloques d’importance variable en Europe (Italie, France, Belgique et au cours de ces dernières années au Caire..), colloques qui regroupaient de nombreux chercheurs arabes, africains, occidentaux selon les thématiques ? J’y ai beaucoup appris, y ai présenté des communications et connu des moments d’édification intellectuelle et politique inoubliables. Au cours des années 90, nous entreprîmes ensemble un fantastique voyage dans le vaste espace sis entre Marrakech et Agadir, d’est en ouest, et qui laissa en moi jusqu’à aujourd’hui d’impérissables souvenirs, parcourant les vallées, les montagnes, les déserts et les oasis, et les plages de la région. Ce fut un périple marquant avec les échanges riches et intenses que seul une tournée aussi longue pouvait permettre. Cette fois-là, sa fille d’un premier mariage nous avait accompagné. J’ai vu à quel point Samir Amin était heureux de sa présence. Je ne sus que bien plus tard que cette fille pétillante de vie, sensible, intelligente était décédée, dans des circonstances qui ressemblaient à un suicide. Je n’ai pas chercher à en savoir plus, car le sujet est délicat, mais une grande souffrance me sembla s’être installée durablement depuis dans le cœur de Samir Amin. Homme fort, machine de logique et de rationalité critique, décrypteur imperturbable du système capitaliste mondialisé, ses yeux trahissaient souvent une irréductible tristesse qu’à tort ou à raison je reliais aux circonstances du décès de sa fille. Sur le plan intellectuel, j’ai déjà eu l’occasion de souligner sa vaste culture, ses capacités de grand liseur (il lisait en moyenne quelques 200 textes par an tous genres confondus), la grande rigueur de sa méthodologie, son savoir, ses qualités scientifiques qui transcendaient les catégories universitaires traditionnelles (). J’étais chaque fois impressionné par le ton sur lequel il martelait les vérités très marxistes, sans sourciller, presque dogmatiques pour ceux qui ne le connaissaient pas, sans faire la moindre concession à l’air du temps sur ce qu’avait dit réellement Marx, Engels, Lénine, R. Luxemburg, etc… sur la lutte des classes, le capital, l’Internationalisme prolétarien. J’étais d’autant plus impressionné que je savais la grande finesse de sa pensée, sa capacité à surprendre ses interlocuteurs par la mise en relief d’éléments qui caractérisaient les réalités en mouvement du système capitaliste, éléments que personne d’autre que lui n’avait pu ou su capter et analyser. Les angles à partir desquels il approchait ces réalités supposaient non pas le dogmatisme cru, mais une grande souplesse théorique, conceptuelle, méthodologique et une connaissance encyclopédique : le PAS, la crise, la dette, les guerres, la dérive de l’impérialisme, le soviétisme, l’économie chinoise, l’altermondialisme… Aussi n’ai-je jamais partagé le point de vue de ceux qui liquidaient son œuvre et ses positions par un jugement expéditif, souvent exprimé avec une certaine morgue académique, trop sûrs d’eux-mêmes. Selon eux, Samir Amin serait trop « mort sur la ligne », ses clés de lecture des réalités actuelles seraient dépassés, le monde aurait bien changé, mais lui non. L’objectivité impose de convenir que Samir Amin a développé une pensée rigoureuse, vivante, réactive, éveillée, en situation… Il m’a toujours paru que c’est trop grande arrogance que de considérer que certaines théories sont désormais désuètes, relevant du passé, incapables de rendre compte du présent. En tout cas, le marxisme non vulgaire de Samir Amin m’a constamment semblé novateur et s’élevant au dessus des décryptages qui prétendaient de manière primaire s’exprimer au nom du libéralisme. II. Plus tard, sur un plan plus professionnel, à la Faculté où j’enseignais j’ai été chargé du cours de troisième cycle de « Théorie des relations internationales ». Dans la partie que je consacrais aux approches marxistes je fis une place de choix aux représentations de Samir Amin. Ce fut donc dans des conditions d’affinités idéologiques, de grande amitié personnelle, mais aussi par devoir académique que je me suis concentré alors sur l’étude de son œuvre considérable dans un contexte où ses livres avaient un grand impact en Europe depuis la fin des années 60.Depuis les ouvrages devenus classiques jusqu’aux livres tels : sur l’Egypte, le Maghreb, la question palestinienne, la nation arabe, l’Afrique ; l’afro-asiatisme, la Côte d’Ivoire, le monde des affaires sénégalais, l’Afrique de l’Ouest bloquée, l’histoire économique du Congo… Samir Amin, marxiste indépendant, opérait une sorte de veille de suivi de la lutte des idées sur la question de la libération du tiers monde, et qu’il délimitait et définissait sans cesse. Il entretenait une présence permanente dans le débat international. Ainsi répondait-il aux thèses de Milton Friedman, de l’école de Chicago, de la Banque Mondiale, à des prises de positions épisodiques sur le développement, sur des propositions de développement comme par exemple le fameux projet de Tony Blair en direction de l’Afrique…A cette lecture du devenir du système capitaliste, il convient d’ajouter ses analyses des diverses facettes, dont celles de l’islamisme. En même temps, il était à l’écoute de l’Ecole de Francfort, de celle de la régulation, de celle des conventions, des approches écologiques, etc.. Ce marxiste bien du sud percevait le système impérialiste dit néo-libéral mondialisé comme marqué par l’opposition entre pays impérialistes et pays dominés, entre les pays industrialisés et les pays non industrialisés. Ainsi a-t-il élaboré une critique de l’économie politique de la mondialisation, ou plus proprement du capitalisme mondialisé, décrivant entre autres la crise structurelle de l’impérialisme actuelle dans le cadre de la série des grandes crises (1815-40 ; 1850-70 ; 1914-18). La phase néo-libérale actuelle,selon lui, vivrait sa phase de déclin, non pas que le capitalisme serait en voie de disparition, mais que sa forme courante serait en extinction, et que le monde entrerait dans un nouveau moment où il doit s’adapter au prix de révisions radicales au point de biaiser le système. L’économie mondiale s’organiserait aujourd’hui au centre autour des grands monopoles dans quelques secteurs : énergie, information, télécommunications, armements… dans cette perspective, le capitalisme périphérique apparaît comme un capitalisme dépendant.« L’Accumulation à l’échelle mondiale » développe une critique de l’économie politique de la mondialisation. L’auteur y analyse les sociétés notamment extra capitalistes, leurs modes de production et formations sociales. On se rappelle combien ses redéfinitions des familles de modes de production tributaires, lignager et asiatique ont été marquantes autant que l’idée de la non-linéarité relative de la succession des modes de production. Samir Amin s’est imposé comme un penseur majeur de la décolonisation. Celle-ci est définie comme l’abolition formelle de toute souveraineté nationale. Les périodes d’après les indépendances sont marquées par l’échec de la décolonisation en matière de libération économique en raison de la domination par le nord de la nature de l’économie mondiale, de l’échec des régimes issus de la décolonisation, et la faillite de la construction du socialisme. Les régions et les pays qu’il analysait pouvaient accomplir leur indépendance par leur affranchissement de l’impérialisme, mais s’Ils ont mis fin à la colonisation, ils n’ont pu venir à bout de l’impérialisme économique. Dans sa vision, dans la longue durée de l’idée de libération, le congrès de Bakou a marqué la convergence entre mouvement des peuples colonisés luttant pour libération nationale et le mouvement ouvrier luttant pour l’émancipation sociale, dans la perspective de la révolution nationale, démocratique et populaire. Il s’agit d’une étape dans la voie de la libération induisant un concept du développement qui répond aux aspirations populaires portées par les luttes de libération. La conférence de Bandoeng de 1955 a fait émerger la perspective d’une autre mondialisation négociée.Ce moment a constitué une base suffisante pour une une démarche à même d’opérer une dissociation avec le capitalisme, système sénile et obsolète. Samir Amin opposait la dissociation à l’ajustement, pour mettre en place un niveau progressif de développement autonome au lieu de n’avoir à faire qu’à des pays de la périphérie ne faisant que s’adapter aux tendances établies par un système capitaliste fondamentalement inégalitaire. Pour l’essentiel, il propose de s’éloigner du capitalisme et d’œuvrer à construire de nouvelles sociétés post-capitalistes. L’alternative est de socialiser la propriété des monopoles, dedéfinanciariser la gestion de l’économie et de déglobaliser les relations internationales. Le développement ne serait envisageable que dans quelques rares cas exceptionnels pour les capitalismes périphériques bridés par la dépendance. La transition au socialisme ne devrait en aucun cas reproduire le modèle soviétique, et s’inspirer davantage du modèle maoïste. On n’en dira pas assez sur cet égyptien internationaliste. Il est difficile d’épuiser dans cette note d’adieu une démarche d’une telle ampleur. On retiendra son engagement humaniste ferme, son marxisme novateur, sa rigueur théorique imposante, le tout baignant dans une ambiance intellectuelle intense et débordante de vie.

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